Chapitre IV
Quand vous étudierez les mystères de l’électricité, en physique, vous apprendrez en quoi consiste un certain effet Joule ; à moins que vous ne l’ayez déjà appris, et, comme moi, déjà oublié.
Il existe évidemment bien d’autres effets en tout genre – effet Doppler, effets pervers, effets de manche, effet placebo, mauvais effet, effets spéciaux –, mais il en est un dont on a tendance à sous-estimer la puissance, et c’est l’effet de surprise.
Pourtant, cet effet-là est une arme redoutable aux mains de qui sait en jouer. La personne frappée par l’effet de surprise (ou plutôt, dans la triste affaire qui nous intéresse, Les personnes frappées) est bien trop abasourdie pour réagir, et c’est un avantage déloyal au profit du sournois qui a su mijoter son coup.
— Excusez, bonjour, dit le comte Olaf de sa voix de crécelle, et les enfants Baudelaire furent bien trop abasourdis pour réagir.
Ils ne poussèrent pas un cri. Ils ne s’enfuirent pas, épouvantés. Ils n’appelèrent pas leurs tuteurs à tue-tête. Ils restèrent cloués sur place, dans leurs costumes rayés trop grands, les yeux sur l’infâme personnage qui les avait retrouvés une fois de plus.
Et, tandis qu’Olaf les toisait de haut avec son plus odieux sourire, se délectant de l’effet de surprise, les enfants constatèrent qu’il s’était affublé d’un nouvel accoutrement, un de ces déguisements grotesques qui ne les trompaient pas une seconde.
Il était chaussé de bottes cirées qui lui montaient jusqu’aux genoux – des bottes de cavalier prêt à enfourcher sa monture. À son œil droit, il portait un monocle – sorte de verre de lunette unique, qui ne tient en place qu’à condition de conserver le sourcil froncé. Le reste de sa personne était vêtu d’un costume à rayures fines – le costume rayé de rigueur pour être in à l’époque des faits. Mais les orphelins savaient qu’Olaf se moquait bien d’être in et qu’il n’avait nul besoin d’un verre correcteur à un œil, pas plus qu’il n’était prêt à enfourcher sa monture. Ils savaient qu’il portait des bottes pour masquer l’œil tatoué sur sa cheville. Ils savaient qu’il portait un monocle pour froncer le sourcil constamment et camoufler la soudure qui lui faisait un sourcil unique au-dessus de ses petits yeux luisants. Et ils savaient qu’il portait un costume rayé pour qu’on le croie distingué au lieu de le voir pour ce qu’il était, un malfrat qui avait sa place sous les verrous, vêtu de grosses rayures en travers et non de fines rayures en long.
— Vous devez être les enfants, excusez ! dit-il, s’excusant sans raison pour la seconde fois. Le nom de moi est Gunther. Je vous prie le langage de moi excuser. Pardonnez-moi, je ne suis pas courant dans la langue, excusez.
— Comm… commença Violette, et elle se tut net.
Elle était trop abasourdie pour achever sa phrase, « Comment avez-vous fait pour nous retrouver si vite et pour passer sous le nez du portier, qui avait pourtant promis de vous empêcher d’entrer ? » L’effet de surprise mélangeait tous les mots dans sa tête.
— Où a… commença Klaus, et il se tut net.
Il était trop abasourdi pour achever sa phrase, « Où avez-vous emmené les triplés Beauxdraps ? » L’effet de surprise lui nouait le gosier.
— Bi… commença Prunille, et elle se tut net.
L’effet de surprise la faisait bégayer aussi sûrement que ses aînés, et elle était trop abasourdie pour achever sa phrase, « Bikayado ? », autrement dit : « Quel plan diabolique avez-vous concocté cette fois-ci pour faire main basse sur notre fortune ? »
— Ach ! excusez. Je vois que, dans la langue, vous n’êtes pas courants non plus, dit le comte Olaf, toujours avec son étrange façon de parler. Où le père et la mère sont ?
— Nous ne sommes pas le père et la mère, répondit la voix d’Esmé (et l’effet de surprise frappa derechef, surgi à une autre porte du couloir). Nous sommes les tuteurs légaux. Ces enfants sont nos orphelins, Gunther.
— Ach ¿0 ! s’écria le comte Olaf.
Et ses petits yeux luisants, avec et sans monocle, se firent plus luisants encore, comme toujours lorsqu’ils se posaient sur des orphelins sans défense. Pour les enfants Baudelaire, ces yeux étaient des flammes de briquet aux mains d’un incendiaire.
— Ach so ! reprit-il. Orphelins in !
— Je le sais, que les orphelins sont in, déclara Esmé, apparemment peu surprise par cette étrange façon de parler. Ils le sont même tellement, en fait, que je gagnerais gros, j’en suis sûre, si je les vendais aux Enchères In, la semaine prochaine !
— Esmé ! se récria Jérôme. Comment peux-tu… Je suis choqué ! Il n’est pas question de vendre ces enfants aux enchères !
— Évidemment, qu’il n’en est pas question, dit Esmé. C’est interdit par la loi – dommage ! Bon, enfin, tant pis. Entrez, Gunther, que je vous offre la visite guidée de notre appartement. Jérôme, emmène ces enfants au Café Salmonella.
— Mais nous n’avons même pas fait les présentations ! protesta Jérôme. Violette, Klaus, Prunille, je vous présente Gunther, le commissaire-priseur dont nous parlions tout à l’heure.
Gunther, je vous présente les trois nouveaux membres de notre famille.
— Enchanté, glapit Olaf, tendant une main osseuse.
— Oh ! mais nous nous connaissons déjà, dit Violette, heureuse de constater que l’effet de surprise faiblissait et qu’elle retrouvait sa voix. Nous nous sommes déjà rencontrés. Bien des lois. Jérôme, Esmé, cet homme est un imposteur. Il n’est pas Gunther du tout, et il n’est pas commissaire-priseur. C’est le comte Olaf.
— Je ne comprends pas ce que l’orpheline dit, excusez. Pardonnez-moi, je ne parle pas courant la langue.
— Oh, que si ! vous la parlez, rétorqua Klaus, qui à son tour redevenait téméraire. Vous la parlez parfaitement.
— Klaus, voyons ! s’indigna Jérôme. Un fin lettré comme toi voit bien que notre ami commet quelques menues erreurs de grammaire.
— Varan ! fit Prunille de sa petite voix aiguë.
— Notre sœur a raison, dit Violette. Ses erreurs de grammaire, il les commet exprès. Elles font partie de son déguisement. S’il retirait ses bottes, vous verriez son tatouage à la cheville.
S’il retirait son monocle, vous verriez qu’il n’a qu’un seul sourcil très long, et…
— Gunther est un commissaire-priseur renommé, trancha Esmé. L’un des plus in de la planète, il me l’a confirmé lui-même. Je ne vais certainement pas le prier de se déchausser pour vous plaire. Allons, serrez-lui la main, allez dîner bien vite, et nous n’en parlerons plus.
— Mais ce n’est pas Gunther ! s’entêta Klaus. C’est le comte Olaf !
— Je ne comprends pas, excusez, prétendit le comte Olaf, haussant ses épaules maigres.
— Esmé… hésita Jérôme. Les enfants ont l’air vraiment inquiets. Comment être certain que… Nous ferions peut-être mieux…
— Nous ferions mieux d’écouter ce que je dis, moi ! déclara Esmé, pointant vers elle-même un index griffu. Moi, Esmé Gigi Geniveve d’Eschemizerre, sixième conseiller financier de la ville, quatrième fortune du pays, résidant boulevard Noir, au dernier étage d’un immeuble de grand standing…
— Je sais tout cela, très chère, dit Jérôme. Je partage ta vie.
— Eh bien ! si tu souhaites continuer à la partager, tu appelleras cet homme par son nom. Et cela vaut pour vous aussi, les enfants. Je fais tout pour vous faire plaisir, je prends la peine de vous acheter des vêtements ultra-chics, et vous, vous me remerciez en accusant mes invités d’être des escrocs déguisés !
— Ach, ce n’est rien, excusez, dit le comte. Ces enfants font confusion.
— Nous ne faisons pas confusion du tout, Olaf, dit Violette.
Esmé la foudroya du regard.
— Tu vas appeler ce monsieur « Gunther », et ton frère et ta sœur aussi, vous m’entendez ? Sinon… sinon je vais regretter vivement de vous avoir recueillis tous trois dans mon bel appartement !
Violette jeta un coup d’œil à son frère, puis à sa petite sœur, et sa décision fut tôt prise.
Tenir tête à quelqu’un n’est jamais très plaisant, mais parfois on n’a pas le choix, il faut absolument discuter. Par exemple, l’autre jour, j’ai été contraint de discuter ferme avec un étudiant en médecine parce que, s’il ne m’avait pas laissé emprunter son canot à moteur, à l’heure qu’il est je serais enchaîné dans une espèce de caisson étanche au lieu d’être assis ici, dans une fabrique de machines à écrire, occupé à rédiger ce triste récit. Oui, parfois, il vaut mieux tenir tête, mais Violette comprit bien vite que discuter avec Esmé n’était ni avisé ni utile, leur tutrice ayant manifestement décidé que le comte Olaf était Gunther, commissaire-priseur réputé. En fait, il était beaucoup plus futé d’aller sagement dîner en ville et de réfléchir au moyen d’échapper à cette crapule, plutôt que de rester plantés là, à se chamailler sur le nom dont il convenait de l’appeler.
Violette respira un grand coup et dédia son plus beau sourire à celui qui leur avait valu tant de misères.
— Je vous demande pardon, Gunther, marmonna-t-elle – et elle faillit bien s’étrangler, tant lui coûtait cette fausse contrition.
— Mais Vi… voulut protester Klaus, puis il croisa le regard de son aînée et comprit que la chose serait débattue plus tard, en privé. Oui, moi aussi, se reprit-il, je vous présente mes excuses, monsieur. Nous vous avions pris pour quelqu’un d’autre.
Gunther rajusta son monocle.
— Ach, ce n’est rien, excusez.
— À la bonne heure ! se réjouit Jérôme. C’est tellement mieux quand tout le monde est d’accord ! Venez, les enfants, allons dîner. Gunther et Esmé doivent travailler à cette vente, lais-sons-leur la paix et le silence.
— Juste une petite minute, pria Klaus. Le temps de remonter ces manches. Nos vêtements sont un peu grands.
Esmé roula les yeux vers le ciel.
— Et puis quoi, encore ? dit-elle. D’abord, Gunther est un imposteur ; et maintenant, vos vêtements sont trop grands. Comme quoi, les orphelins peuvent être à la fois in et insupportables. Venez, Gunther, que je vous montre le reste de mon superbe appartement.
— Ach, voyons ça. À bientôt, donc ! conclut Gunther, transperçant le trio du regard.
Et, sur un petit geste d’au revoir, il suivit Esmé le long du corridor. Jérôme répondit d’un signe et, sitôt que Gunther eut passé l’angle, il se pencha vers les enfants pour leur chuchoter :
— C’est très gentil d’avoir renoncé à discuter avec Esmé. Je vois bien que vous n’êtes pas convaincus, pour Gunther. Et que vous vous faites du souci. Mais je ne dirais pas que nous n’y pouvons rien. Au contraire, nous y pouvons quelque chose. Vous allez voir, j’ai ma petite idée. Une idée qui va vous faire le cœur léger.
Les enfants échangèrent des regards soulagés.
— Oh ! merci, Jérôme, dit Violette. Et c’est quoi, comme idée ?
Jérôme mit un genou à terre pour aider Prunille à retourner ses bas de pantalon, et dit avec un sourire complice :
— Devinez.
— On pourrait demander à Gunther d’enlever ses bottes, suggéra Violette. On verrait bien s’il porte un tatouage à la cheville.
— Ou on pourrait lui demander d’enlever son monocle, dit Klaus en retroussant ses manches. On verrait bien à quoi ressemblent ses sourcils.
— Récika ! suggéra Prunille, ce qui signifiait, en gros : « Ou on pourrait l’envoyer au diable, avec interdiction d’en revenir ! »
— Bon, j’avoue ne pas savoir ce que signifie « Récika ! », dit Jérôme, mais pour ce qui est des deux autres suggestions, il n’en est bien sûr pas question. Gunther est notre invité, nous ne voulons pas lui manquer de respect.
En vérité, les enfants Baudelaire avaient très, très envie de lui manquer de respect, mais ce n’était sans doute pas poli de le dire.
— En ce cas, s’enquit Violette, qu’est-ce qui va nous faire le cœur léger ?
— Oh ! c’est bien simple, répondit Jérôme. Au lieu de descendre toutes ces marches à pied, nous allons nous laisser glisser à califourchon sur la rampe ! C’est prodigieusement drôle, et, chaque fois que je le fais, tous mes soucis s’envolent, même les plus gros. Venez !
Descendre un escalier à cheval sur la rampe suffit rarement à vous faire le cœur léger quand votre pire ennemi rôde, mais aucun des trois enfants n’eut le temps de le préciser. Déjà, Jérôme ouvrait la marche.
— Suivez-moi ! lança-t-il, et les enfants le suivirent, mi-trottant, mi-courant, à travers quatre séjours, une cuisine, une lingerie, puis le long de neuf chambres à coucher, trois salles d’eau, un vestibule, et enfin sur le palier.
Là, sans un regard pour les portes d’ascenseur, Jérôme se dirigea vers l’escalier et enfourcha la rampe, souriant jusqu’aux oreilles.
— Je vais descendre le premier pour vous montrer comment faire. Prudence dans les virages, hein ? Si vous sentez que vous allez trop vite, freinez en laissant traîner le pied contre la paroi. Et n’ayez pas peur, surtout !
D’un coup de talon, il s’élança et zou ! la seconde d’après, il avait glissé hors de vue. Son rire, réverbéré par la cage d’escalier, se fit de plus en plus lointain, de plus en plus tourbillonnant en direction du rez-de-chaussée.
Violette et Klaus se penchèrent par-dessus la rampe, Prunille passa la tête entre deux barreaux, et tous trois tremblèrent en silence.
Oh ! ils ne tremblaient pas à l’idée de descendre l’escalier sur la rampe. Des escaliers, ils en avaient descendu plus d’un sur la rampe. Jamais d’aussi haut, bien sûr, mais ils ne craignaient pas d’essayer – surtout maintenant que la lumière était in, si bien qu’on voyait où on allait. Non, ils tremblaient pour de tout autres raisons, bien meilleures. Ils tremblaient à la pensée que Gunther avait sans doute en tête un stratagème diabolique, une ruse dont ils n’avaient pas la moindre idée. Ils tremblaient à la pensée de Duncan et Isadora – où étaient-ils à cette heure, qu’avait fait d’eux Olaf-Gunther ? Ils tremblaient à la pensée que Jérôme et Esmé d’Eschemizerre ne seraient sans doute d’aucun secours, pas plus pour les protéger que pour venir en aide à leurs amis Beauxdraps.
Les échos du rire de Jérôme se brisaient en mille éclats et, tout en contemplant, sans mot dire, lavis sans fin de l’escalier, les trois enfants redoutaient fort d’être tombés dans une spirale infernale.